Anarchisme et Sport (1924)

La nature du sujet que je vais traiter va, sans doute, m’attirer de nombreuses critiques.

Tous les prétendus purs, tous ceux qui croient détenir le monopole de la véritable doctrine anarchiste, en un mot, tous les orthodoxes de l’anarchie dogmatique vont probablement s’élever contre mes conceptions sportives. Pour soutenir ma thèse, je compte sur les sympathisants : je sais en avoir un grand nombre de mon côté, et cela me suffit.

Toutefois, avant d’entrer en matière, je tiens à faire remarquer que c’est d’un point de vue purement objectif, et non subjectif comme on pourrait le croire, que je pars pour exposer ma manière de voir. Et, la campagne que je poursuis n’a d’autre but que de faire du Libertaire un journal complet.

Une des choses qui manquent le plus au Libertaire, c’est la chronique sportive. Cette chronique ne doit pas être tellement mauvaise, puisqu’elle a eu pendant quelques jours sa place dans le journal. Mais, elle a disparu, et il serait intéressant de dire pourquoi à tous nos lecteurs et amis. La rubrique sportive a été supprimée, parce que quelques camarades ont trouvé que de pareilles informations n’offraient aucun intérêt pour les lecteurs du Libertaire. A celui qui essayait de discuter, les anti-sportifs répondaient simplement : « Ce n’est pas anarchiste que de s’occuper de sport. » Et, si j’ai bonne mémoire, nous eûmes fort à faire, à ce moment-là pour conserver le droit d’annoncer les spectacles, dont certains égarés ne voulaient entendre parler, sous le prétexte idiot que les anars n’avaient pas les moyens de se payer le théâtre !

Pour soutenir avec conséquence la thèse du sport anti-anarchiste, il faudrait d’abord prouver que l’individu a seulement besoin d’éducation ; or, rien n’est moins certain. On peut affirmer qu’il a tout au moins un besoin égal de distraction et que, par conséquent, il faut rechercher les distractions les plus saines, d’ailleurs, pour avoir des cerveaux solides, il faut au préalable des corps robustes et vigoureux. Pour atteindre un jour la beauté suprême, l’harmonie idéale vers laquelle nous poussons l’individu, il est absolument indispensable que la culture physique marche de pair avec l’éducation sociale et intellectuelle.

Il est vrai que d’aucuns nous diront que la culture physique jointe à la culture intellectuelle peut permettre à l’être humain d’atteindre a son maximum d’harmonie, et que le sport est superflu. Ceci n’est pas tout à fait exact. Et c’est précisément pour cela que je veux établir une différence entre la culture physique et les sports.

La culture physique est pratiquée surtout par ceux qui désirent développer leurs muscles et assouplir leur corps, ses adeptes l’acceptent le plus souvent comme une chose indispensable, salutaire elle n’en constitue pas moins pour eux une sorte de corvée qui n’est pas toujours très agréable.

Au lieu d’une corvée, le sport lui est un jeu, un amusement, il exerce, entraîne et assouplit le corps en même temps qu’il distrait l’esprit. Le sport est non seulement une distraction pour ceux qui le pratiquent, mais aussi pour ceux qui assistent à ses manifestations. Et, partant, qu’on le veuille ou non, il constitue le plus agréable et le plus sain des spectacles.

C’est cette vérité si simple qui explique pourquoi des milliers d’êtres s’intéressent aux questions sportives que certains anarchistes ont décrété sans intérêt parce que sans importance.

On doit admettre que, malgré ces arrêts qui le condamnent, tout comme les arts, la littérature, le théâtre, les sports ont aujourd’hui hui leur place marquée dans les vastes champs de l’activité humaine. C’est pour cette raison que nous devons nous y intéresse.

On peut, certes, objecter que de nos jours on ne fait plus guère du sport pour le sport lui-même ; que cela devient une source nouvelle de spéculations, d’accord. Mais les contradicteurs pourraient-ils affirmer qu’on fait du théâtre seulement par amour du théâtre, de l’art par amour de l’art ? Non ; malgré tout, nous aimons voir de bons artistes interpréter des chefs-d’œuvre ; pour les voir nous subissons les exigences des imprésarios. C’est le même phénomène qui pousse les foules vers les stades les jours de grand event sportif.

Si en soi le sport est quelque chose de beau digne d’être encouragé, les épreuves sportives, même telles qu’elles existent actuellement, présentent également le plus vif intérêt. Car, par l’effort qu’elles demandent, par les qualités et la volonté quelles exigent elles constituent le plus impressionnant des spectacles auxquels il nous soit donné d’assister. Et ces spectacles sont en même temps des expériences qui contribuent puissamment au progrès social et scientifique de l’humanité.

Citons des exemples. Ne sont-ce pas les courses cyclistes et, notamment, le fameux Tour de France, qui en quelques années ont vulgarisé l’usage de la bicyclette jusque clans les coins les plus reculés du pays ? Ne sont-ce pas ces épreuves qui ont amené la rapide transformation dans la construction des machines ? Vulgarisation et transformation qui ont provoqué la fabrication des bicyclettes modernes, bon marché et légères ? Certes, il est regrettable que des constructeurs puissent continuer à exploiter les coureurs et le public, mais ceci est une autre question : il n’en reste pas moins établi que sous le rapport cyclisme il y a eu progrès social et matériel.

Prenons un exemple différent : le football. Il faut être neurasthénie pour affirmer, comme l’osent certains, qu’il est fou de courir après un ballon, alors qu’en vérité il n’y a pas de jeu plus humain. Si vous en doutez, tentez une expérience. Prenez un ballon, allez dans un pays où le football est totalement ignoré et, s’il vous arrive de rencontrer un groupe de jeunes gens, laissez tomber et rebondir votre balle. Vous verrez aussitôt les jeunes gens courir et donner, avec un grand plaisir, de puissants coups de botte à l’objet qui les émerveillera. Ce sport aujourd’hui si populaire est donc le plus naturel et le plus captivant des jeux.

Il est donc naturel qu’on ait cherché à en faire un jeu organisé, ayant ses règles et sa science. C’est d’ailleurs cette science qui a fait naître les artistes du football, et ce sont ces artistes opposés à d’autres artistes, d’un genre souvent différent, qui attirent autour des grounds ceux qu’un rédacteur à l’Humanité pourrait, cette fois sans exagération, appeler les « masses ».

La vogue des sports n’a rien de surprenant, ce qu’il y a d’étonnant c’est l’entêtement des anarchistes à trouver extraordinaire la passion sportive qui anime les foules ; vogue et passion qu’ils persistent aveuglément à vouloir ignorer.

Ainsi, de même qu’il n’a rien écrit sur le grand tournoi international de football, le Libertaire malheureusement ne tiendra pas ses lecteurs au courant des péripéties et des résultats du Tour de France. Et, sur les 15.000 lecteurs de notre journal, la moitié au moins (pour une chose qui paraît pourtant bien insignifiante) devra acheter un deuxième canard pour satisfaire sa curiosité ; et celui qui ne peut se payer ce luxe, n’achètera peut-être pas toujours le Libertaire.

Or, puisque, on dehors de son travail, l’homme sain doit partager ses loisirs entre l’éducation et les distractions, sachons comprendre d’une façon plus large et plus moderne notre rôle de journaliste-éducateur et tâchons de faire un journal à la fois vivant et combatif, attrayant et éducatif.

Parler de sport ne signifie pas que nous de devions faire aucune critique. Une course et ses résultats doivent être présentés et critiqués comme une pièce de théâtre et cela d’autant plus qu’on rencontre là un excellent terrain pour combattre le chauvinisme que les bourgeois, plus adroits que nous, ont su inculquer à toute la jeunesse française et communiquer à une grosse partie du public.

Aux jeunes anarchistes nous disons ceci : Si le sport mercantiliste, nationalisé vous dégoûte, vous avez peut-être raison en le délaissant. Mais en ce cas ne vous contentez pas d’être des critiqueurs impuissants, « négatifs ». Dans la société présente des lutteurs dignes de ce nom doivent savoir et pouvoir créer. A côté des puissantes fédérations sportives bourgeoises ou travaillistes édifiez votre propre monument. Appelez à vous toute la jeunesse vivant en ce pays, fondez des clubs puissants, restez-en les animateurs et vous verrez alors vos groupes fantômes prendre un essor prodigieux, inespéré.

Et les nouveaux venus seront des lecteurs du Libertaire et, pour notre mouvement, la force de l’avenir.

FERANDEL.

Le Libertaire, numéro 193, 28 juin 1924

Laisser un commentaire

Créez un site Web ou un blog gratuitement sur WordPress.com.

Retour en haut ↑